À la Grande Mosquée de Paris, Salim Le Kouaghet donne à l’Alif la force d’un chant premier
Avec « Au commencement était l’Alif», la Grande Mosquée de Paris accueille pour la première fois une exposition d’art contemporain d’une telle ampleur. L’artiste franco-algérien Salim Le Kouaghet y dévoile une œuvre dense, intime, métaphysique, où se rencontrent abstraction plastique, mémoire des exils et spiritualité en creux.
C’est une exposition à la fois discrète et magistrale, où la lettre devient signe, et le signe, vertige. Avec Au commencement était l’Alif, présentée durant tout l'été dans la salle Émir Abdelkader de la Grande Mosquée de Paris, Salim Le Kouaghet livre une méditation picturale qui transcende les appartenances pour convoquer un univers de silence, de lumière et de résistance intérieure. Le projet, porté par la galeriste Yasmine Azzi-Kohlhepp, directrice de l’AYN Gallery, figure engagée de la scène artistique euro-méditerranéenne, a été inauguré en présence du recteur Chems eddine Hafiz, devant un public dense et manifestement ému. Il faut dire que l’événement relève presque de l’exception : jamais encore la Grande Mosquée n’avait accueilli un tel dialogue entre art contemporain, architecture islamique et mémoire postcoloniale.
Une œuvre entre deux rives
Formé entre Constantine, Alger et Paris, Salim Le Kouaghet appartient à cette génération d’artistes que les institutions françaises ont longtemps regardée de biais trop orientale pour le marché, trop conceptuelle pour les clichés de l’orientalisme. Et pourtant, son œuvre, présente dans les collections du Centre Pompidou et du CNAP, témoigne d’un parcours patient et rigoureux, construit loin des feux médiatiques, mais nourri d’exigence plastique et de fidélité à une histoire intime et collective. Sur ses toiles, c’est un monde sans horizon narratif qui se dessine : éclats de tapis kabyles, lignes verticales lacérées, carrés rituels, encres sourdes et couleurs terreuses évoquent un territoire mental, arpenté en silence. La lettre « Alif », première de l’alphabet arabe, y devient plus qu’un motif : une colonne d’air, un souffle originel dressé entre ciel et terre, entre naissance et dissolution.
Une grammaire du retrait
Refusant les académismes comme les effets de style, Le Kouaghet travaille ses toiles comme des surfaces de résistance. Chaque œuvre apparaît comme un palimpseste, une strate où coexistent le geste pictural, l’empreinte du textile, et la trace du texte sans que jamais le discours ne prenne le pas sur la sensation. L’artiste se revendique artisan : non par humilité, mais pour signifier une relation au monde où la main précède la théorie. Le cœur de l’exposition est occupé par une installation inspirée du Wast ed Dar, cette cour centrale présente dans l’architecture domestique algérienne. Ni reconstitution ni illustration, mais espace de résonance. Présentée dans le cadre végétal de la mosquée, la structure évoque un lieu de passage, de recueillement, d’écoute. « Seules les hirondelles peuvent accéder librement à l’intérieur du Wast-ed-Dar », écrit Le Kouaghet dans un texte d’accompagnement : manière poétique de rappeler que l’intimité, comme l’exil, n’a pas de murs.
Un art en mouvement
Salim Le Kouaghet n’est pas seulement peintre : il est aussi ancien chef éclairagiste de l’Olympia, performeur et improvisateur. Depuis plusieurs années, il prolonge son travail pictural par des performances en direct, souvent en duo avec une pianiste ou une récitante, où les gestes s’accordent aux musiques de Ravel, Debussy ou Albéniz. Une peinture en acte, traversée par le souffle, l’écoute et l’instant. Une reconnaissance tardive, mais salutaire. L’exposition parisienne n’est que la première étape d’un itinéraire plus vaste : elle voyagera en 2025 à Alger, Le Caire, Los Angeles, Abu Dhabi et Le Cap, avant une rétrospective prévue en 2026 au Silo, Centre d’art contemporain de Château-Thierry. Un parcours qui dit quelque chose de l’époque : le temps semble enfin venu de reconnaître, hors des circuits convenus, les trajectoires artistiques minorées, et les voix silencieuses de la modernité méditerranéenne.
Il faut saluer ici non seulement la pertinence d’un commissariat engagé, mais aussi le geste audacieux de la Grande Mosquée, qui s’ouvre à une autre manière de célébrer la beauté, sans dogme ni frontière. L’exposition, baignée de lumière filtrée, se visite comme un poème suspendu, une prière sans mots. Et l’on ressort de ce lieu comme d’un rêve, avec l’étrange sentiment d’avoir touché, ne serait-ce qu’un instant, à ce qui précède toute forme, toute langue : le souffle.
F. Guémiah.
Salim Le Kouaghet, le peintre du silence vertical
Né en 1952 à Constantine, Salim Le Kouaghet est un artiste franco-algérien dont le parcours échappe aux classifications faciles. Formé entre les Beaux-Arts d’Alger et l’effervescence artistique parisienne des années 1970, il développe très tôt une démarche plastique singulière, à la croisée de la peinture, de la calligraphie, du textile et de l’installation.
Longtemps resté en marge des circuits officiels, il bâtit une œuvre d’une rigueur ascétique, marquée par la mémoire de l’exil, l’architecture traditionnelle maghrébine et les mystiques du geste. Ancien chef éclairagiste à l’Olympia, il transpose dans son art un rapport profond à la lumière et au rythme, prolongeant sa peinture par des performances en direct, souvent en dialogue avec la musique classique. Présent dans les collections du Centre Pompidou et du Centre national des arts plastiques (CNAP), Le Kouaghet a exposé à Paris, Londres, Oran ou Beyrouth, porté notamment par AYN Gallery. Son travail, dense et méditatif, fait aujourd’hui l’objet d’une reconnaissance tardive mais croissante. En 2025, l’exposition Au commencement était l’Alif voyagera dans plusieurs capitales, avant une rétrospective en 2026 au Silo – Centre d’art contemporain de Château-Thierry.
Yasmine Azzi-Kohlhepp, passeuse de formes et de mémoires
Fondatrice et directrice de AYN Gallery, installée entre Paris et Oran, Yasmine Azzi-Kohlhepp s’impose depuis une quinzaine d’années comme l’une des figures discrètes mais déterminantes du dialogue entre les scènes artistiques du Maghreb, du Moyen-Orient et de l’Europe. Franco - algérienne, formée à l’histoire de l’art et aux relations internationales, elle développe une vision curatoriale exigeante, attentive aux trajectoires minorées, aux écritures de la mémoire et aux pratiques de l’intervalle. AYN Gallery, qu’elle fonde en 2010, défend une ligne radicalement contemporaine, tout en revendiquant un ancrage artisanal, spirituel et politique.
Spécialiste des artistes en marge des centres, elle a accompagné le travail de figures telles que celle de Salim Le Kouaghet, et initié de nombreuses expositions itinérantes entre les rives sud et nord de la Méditerranée. Avec « Au commencement était l’Alif », elle signe un projet à la fois poétique et engagé, qui réaffirme son ambition : faire du geste artistique un lieu de transmission, d’écoute et de décentrement.